Les amis de Louis Guillaume

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Sorbonne, 27 février 1960 : L’évolution du poème en prose d’Aloysius BERTRAND à nos jours, conférence de Louis Guillaume.

 

Devant un auditoire où je distingue tant de poètes amis, je ne voudrais pas jouer le rôle du Maître de Philosophie endoctrinant Monsieur JOURDAIN. Pourtant, il est nécessaire d’énoncer d’abord quelques évidences :

Tout ce qui est « vers » n’est point forcément poésie...

Tout ce qui est « poésie » n’est point forcément vers...

Pourquoi insister ? nous savons maintenant qu’un simple mot d’enfant contient souvent plus de poésie qu’une longue tirade même bien rimée. Nous savons que la poésie peut se mouler dans la prose :

l’épopée (Télémaque, les Chants de Maldoror),

le roman (Les Misérables sont un vrai poème, disait RIMBAUD, après avoir toutefois trouvé son auteur « trop cabochard »),

le drame (que ce soit Tête d’Or ou Ubu Roi),

la prose poétique (Les Moralités légendaires, Le Centaure, Les Nourritures Terrestres),

le poème en prose enfin.

Mais le poème en prose existe-t-il ? Un bon chansonnier qui a publié, il y a quelques années d’assez mauvais poèmes, a résolu la question en écrivant dans son avant propos : Le poème en prose, c’est de la prose poétique... Un académicien de son côté répondait vers la même époque à une enquête : Faire du beau style pour ne rien dire, cela ne vaut rien, c’est faire du poème en prose... Et voilà ! On peut donc être académicien (ou chansonnier) sans savoir ce qu’est le poème en prose.

Avant d’essayer de donner une définition de ce genre qui fit son apparition dans la littérature française il y a environ un siècle et demi, il nous faut faire un retour en arrière. Bien avant VERLAINE dénonçant les torts de la rime et voulant tordre le cou à l’éloquence, des esprits éclairés avaient poussé un cri d’alarme.

C’est FÉNELON déclarant que notre versification perd plus qu’elle ne gagne par les rimes et disant que l’Écriture sainte est pleine de poésie dans les endroits même où l’on ne trouve aucune trace de versification.

C’est l’Abbé DU BOS, auteur de Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, parues en 1719 et saluées par Voltaire (médiocre fabricant de vers !) comme « le livre le plus utile qu’on ait jamais écrit sur ces matières », qui note : le langage poétique est ce qui fait le poète et non la mesure et la rime. On peut, suivant l’idée d’HORACE, être un poète en prose et n’être qu’un orateur en vers... la rime ne sert qu’à gêner le poète dans la recherche des images...

Mais notre propos n’est nullement de faire le procès de la versification régulière ! La rime et le rythme régulier étaient sans doute nécessaires à l’origine, au temps où la poésie était une tradition orale. On doit toutefois reconnaître que depuis l’invention de l’imprimerie trop de poètes se contentaient d’une beauté formelle, et justifiaient les critiques de ceux qui trouvaient peu ou prou de poésie dans leurs vers. De là à leur préférer la prose poétique, il n’y a qu’un pas. Aujourd’hui, bien peu ne pensent pas comme SHELLEY que La distinction entre les poètes et les prosateurs est une erreur vulgaire. Ce qui n’empêchait pas le rimeur VOLTAIRE de s’écrier :

O mes Velches, qu’est ce qu’un poème en prose, sinon un aveu d’impuissance ? Au siècle dernier, VIGNY sera de son avis. Pour lui, la poésie en vers est la seule vraie... Il trouve à la prose poétique une allure fausse. Elle n’arrive – dit il – qu’à être un écho lointain d’une poésie inconnue dont elle paraît être la traduction. La poésie n’est que dans le vers et non ailleurs...

Mais nous avons fait comparaître assez de témoins. Venons-en à l’histoire du poème en prose.

Le poème en prose moderne n’a aucun rapport avec les proses poétiques du XVIIIe siècle. Ces poèmes en prose que nous appelons Romans... dit l’Abbé DU BOS. Dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes, ces derniers prennent le parti de Télémaque qui est proclamé un poème. Et bientôt, on voit paraître le Joseph de BITAUBÉ (1767), Les Incas de MARMONTEL, Hymne au Soleil de l’Abbé de REYRAC, quantité d’épopées plus ou moins inspirées de l’antiquité et du Moyen Age. Et je veux faire une place à part à l’Olivier de CAZOTTE, extraordinaire « fable héroïcomique » presque surréaliste par instants, dont voici l’édition originale datée de 1763, et qui porte bien en sous titre : POÈME.

Il est évident que les traductions ont influé sur ce goût grandissant pour la prose poétique. On s’est vite aperçu que, de même qu’une reproduction d’un tableau en noir et blanc vaut mieux qu’une mauvaise reproduction en couleurs, une traduction en prose d’un poème étranger vaut mieux qu’une mauvaise traduction rimée. Les traductions en prose d’HOMÈRE, d’HORACE, de VIRGILE, du TASSE, de MILTON, de DANTE, des grands textes sacrés ou épiques : des EDDAS, d’OSSIAN, de YOUNG, de GESSNER, donnent donc le goût de la poésie en prose. Tout le long de la période pré-romantique et au début du romantisme, la prose se poétise pour traduire les états d’âme, les rêveries, les mélancolies qui vont faire pleurer les lecteurs sensibles. C’est La Nouvelle Héloïse, Werther, Oberman, Atala, le curieux Sébastien MERCIER, DELILLE aux périphrases ahurissantes (c’est ainsi que pour désigner une chenille, il écrit : ce tube organisé hérissé d’épines soyeuses et de pieds encore informes !), prose poétique trop souvent ampoulée, pâlotte, fade, ayant la sensiblerie des « bergeries » de TRIANON. Le poème en prose n’est pas encore né, mais les premiers symptômes, sinon les premières douleurs se manifestent.

En 1787, l’aimable chevalier de l’Ile Bourbon Evariste PARNY appelé par VOLTAIRE « le Tibulle de son temps » et que le jeune LAMARTINE admirait fort, sous le prétexte de traduire des chansons de l’île de Madagascar, écrit les premiers poèmes en prose français. Ce sont les Chansons madécasses dont voici les dernières lignes de leur savoureux avertissement :

... Les Madécasses sont naturellement gais. Les hommes vivent dans l’oisiveté, et les femmes travaillent. Ils aiment avec passion la musique et la danse. J’ai recueilli et traduit quelques chansons qui peuvent donner une idée de leurs usages et de leurs mœurs. Ils n’ont point de vers, leur poésie n’est qu’une prose soignée ; leur musique est simple, douce et toujours mélancolique.

Voici un spécimen de cette prose soignée de l’auteur des Poèmes érotiques (un érotisme qui peut paraître bien fade aux admirateurs des « Liaisons dangereuses 1960 » !).

Belle Nélahé, conduis cet étranger dans la case voisine ; étends une natte sur la terre, et qu’un lit de feuilles s’élève sur cette natte ; laisse tomber ensuite le pagne qui entoure tes jeunes attraits. Si tu vois dans ses yeux un amoureux désir, si sa main cherche la tienne, et t’attire doucement vers lui ; s’il te dit : Viens, belle Nélahé, passons la nuit ensemble ; alors assieds-toi sur ses genoux. Que sa nuit soit heureuse, que la tienne soit charmante ; et ne reviens qu’au moment où le jour renaissant te permettra de lire dans ses yeux tout le plaisir qu’il aura goûté.

(Chansons madécasses).

C’est sous ce travestissement exotique, au moyen de cette voluptueuse mystification, si j’ose dire, que le poème en prose entre dans la littérature française. Toutes les pseudo-traductions de CHATEAUBRIAND (les chansons indiennes d’Atala), de MÉRIMÉE dans La Guzla (1827), pseudo-ballades illyriques, de Pierre LOUŸS (Les Chansons de Bilitis), ne font que suivre l’exemple d’Evariste PARNY.

Nous voici à l’aube du romantisme. Les traductions de chants populaires, de ballades antiques ou contemporaines (je pense à celles de GOETHE ou de Walter SCOTT), se succèdent pour la grande joie des amateurs d’exotisme médiéval ou oriental. On sait le prodigieux succès de MACPHERSON ; un peu plus tard (1839) celui du Barzas-Breiz de LA VILLEMARQUÉ. Consciemment ou non, les prosateurs se mettent à imiter le style poétique de ces traductions plus ou moins sincères. NODIER, bien sûr, ce précurseur qui sent venir le vent en tant de domaines, écrit en 1821 un texte onirique : Smarra ou les démons de la nuit qu’il présente comme une traduction de l’écrivain esclavon, le comte Maxime ODIN, de Raguse. Cette pseudo-traduction du slave est un texte onirique extraordinaire d’une grande poésie.

En 1825, Alphonse RABBE publie à son tour de fausses traductions : Le Centaure, Le Poignard du Moyen Age, et des textes réalistes, amers, désespérés, La Pipe annonçant BAUDELAIRE, mais n’offrant par la concision voulue. N’empêche qu’Alphonse RABBE mort de misère et de maladie en 1829 à 43 ans et dont les œuvres ne paraîtront qu’en 1835, est une curieuse figure et une sorte de précurseur. Il faut lire de lui l’Album d’un Pessimiste, réédité par les Presses Françaises dans la Bibliothèque romantique, en 1924. On trouve ce livre sur les quais en compagnie des Vespres de l’Abbaye du Val de Jules LEFÈVRE-DEUMIER dont nous parlerons tout à l’heure.

Mais le véritable créateur du « petit poème en prose » dans sa forme moderne, c’est ce grand artiste que d’aucuns considèrent encore comme un « petit » romantique et sur lequel nous voudrions parler longtemps : Aloysius BERTRAND. Né à Dijon, il meurt de misère lui aussi à l’hôpital à 34 ans en 1841, laissant ces admirables Fantaisies à la manière de REMBRANDT et de CALLOT : Gaspard de la Nuit qui ne paraîtront qu’en 1842 préfacées par SA1NTE BEUVE. Œuvre originale, géniale, personnelle. Ici pas l’ombre de grandiloquence, mais le goût du détail précis, concret, pittoresque, inséré dans ces cadres gothiques, grotesques ou fantastiques mis à la mode par HOFFMANN. Certes Aloysius BERTRAND n’est pas moderne par le sujet, mais par la forme. Son poème en prose a souvent une allure de ballade à couplets, mais quel art délicat et sans failles ; de l’enluminure, de la ciselure fine, rien de flou, rien de laissé au hasard, un travail de condensation constant comme en font foi les différents états de ses poèmes. Je ne puis m’étendre. Il faudrait une soirée entière pour évoquer la noble figure de cet « aiglon avorté » trop fier pour se pousser dans la faune littéraire parisienne et qui jamais ne se plaint ou si rarement, si discrètement !
Aloysius BERTRAND est le créateur du « poème en prose » : en 1837, il dit, dans une lettre à DAVID d’ANGERS : J’ai essayé de créer un nouveau genre de prose. Il n’a pas fait qu’essayer, il y a réussi. Écoutons

JEAN DES TRILLES

— « Ma bague ! ma bague ! » — Et le cri de la lavandière effraya dans la souche d’un saule un rat qui filait sa quenouille.

Encore un tour de Jean Des Trilles, l’ondin malicieux et espiègle qui ruisselle, se plaint et rit sous les coups redoublés du battoir !

Comme s’il ne lui suffisait pas de cueillir, aux épais massifs de la rive les nèfles mûres qu’il noie dans le courant.

— « Jean le voleur ! Jean qui pêche et qui sera pêché ! Petit Jean friture que j’ensevelirai, blanc d’un linceul de farine, dans l’huile enflammée de la poêle ! »

Mais alors des corbeaux qui se balançaient à la verte flèche des peupliers, coassèrent dans le ciel moite et pluvieux.

Et les lavandières, troussées comme des piqueurs d’ablettes, enjambèrent le gué jonché de cailloux, d’écume, d’herbes et de glaïeuls.

(Gaspard de la Nuit)

Ici, nous avons vraiment affaire à un POÈME bref, à un poème très français et non à une traduction, dont les images se succèdent rapidement, sans articulation encombrante, sans transitions. Voilà pourquoi A.B. est moderne, pourquoi il ouvre la voie à BAUDELAIRE, à MALLARMÉ, à Marcel SCHWOB qui tous trois, nous le savons, l’admiraient.

Le genre est maintenant créé. Si LAMENNAIS, Maurice de GUÉRIN, poètes en prose, n’ont jamais écrit de brefs poèmes en prose, Jules LEFÈVRE-DEUMIER (1797 1857) par contre, compagnon des frères DESCHAMPS, de VIGNY, de HUGO à leurs débuts, mérite une mention spéciale. Lui aussi annonce BAUDELAIRE. On trouve dans son Livre du Promeneur (paru en 1854) de bien curieuses pages modernes d’inspiration, contenant parfois un grain d’humour involontaire, dont voici

LE PHOSPHORE

Dieu ne s’est pas contenté, lorsqu’il fit de l’homme un monde, d’enfermer, sous forme de pensée, la lumière dans son cerveau : il l’a disséminée dans tout son être. Il l’a cachée sous nos muscles, dans le tissu même de nos os. C’est là que la Chimie l’a découverte. Elle extrait de leur poussière un corps lumineux, que l’eau conserve, et empêche, comme s’il était encore emprisonné dans notre vie, de se rejoindre à la sphère du feu, sa patrie. Enseveli sous l’eau, il dissimule sa présence, et ce n’est qu’en sortant de son cachot fluide, qu’il apparaît à l’air, brillant et radieux. Quelle image plus vive de l’âme qui concentre en nous ses éclairs, et ne révèle toute sa splendeur que quand, émancipée par la mort, elle passe, du tombeau de nos chairs, dans l’air pur de la liberté !

Je passe sur Arsène HOUSSAYE, sur CHAMPFLEURY pour en arriver tout de suite à leur illustre ami, Charles BAUDELAIRE. Vous connaissez, bien sûr, la fameuse lettre préface à Arsène HOUSSAYE, où l’auteur du Spleen de Paris rend un éclatant hommage à Aloysius BERTRAND :

C’est en feuilletant pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand... que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.

Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

A. BERTRAND a fourni l’outil au moyen duquel BAUDELAIRE s’attaque à la vie moderne. Ici, non seulement la forme est moderne, mais aussi le fond. B. va plus loin que son modèle. Comme Constantin GUYS dont il parle si bien, il est peintre de la vie moderne, sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Il est présent et apporte une note sensuelle, sarcastique, populaire, démoniaque à son poème en prose qui n’est plus une ballade divisée en couplets, mais souvent une anecdote désireuse de choquer par sa cruauté, son cynisme apparents. Nous assistons à la naissance, pourrait-on dire du poème en prose prosaïque. Et je signale que B. avait songé à appeler son Spleen de Paris : Petits poèmes lycanthropes en souvenir de Pétrus BOREL dont nous parlions ici même il y a deux ans. Pétrus BOREL, Xavier FORNERET, voici deux « frénétiques » qui n’ont pas écrit de « petits poèmes en prose », mais qui sont pourtant deux grands poètes de la prose. En écoutant Un hémisphère dans une chevelure, je vous demande de penser au poème des Fleurs du Mal qui lui fait pendant : La Chevelure :

O toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
………
 
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

UN HÉMISPHÈRE DANS UNE CHEVELURE

Laisse moi respirer longtemps, longtemps l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l’océan de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure, je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco. Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

(Le Spleen de Paris)

BAUDELAIRE ouvre la porte à toute la poésie moderne. Remarquons toutefois que beaucoup de poèmes du Spleen de Paris sont plus des « histoires » qu’à proprement parler des « poèmes », c’est à dire des condensés de poésie. Nous reviendrons sur cette notion de « gratuité » du poème en prose. Arthur RIMBAUD le Voyant ne se laissera jamais par contre glisser à l’anecdote dans ses proses. Aloysius B. a créé le genre, BAUDELAIRE a écrit les premiers poèmes en prose modernes, RIMBAUD, lui, va créer une nouvelle langue poétique. Sa prose est dure, blessante comme un éclat de silex. Il renonce définitivement « aux artifices du rythme ». Sa poésie anarchique, dialoguée, rompt avec toutes les formes classiques de l’expression. Une prose de diamant disait VERLAINE. Voici des Illuminations

MATINÉE D’IVRESSE

O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne harmonie. O maintenant nous si dignes de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour.

Cela commença par quelques dégoûts et cela finit —, ne pouvant nous saisir sur le champ de cette éternité — cela finit par une débandade de parfums.

Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifiés. Nous t’affirmons, méthode ! nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie toute entière tous les jours.

Voici le temps des ASSASSINS.

Je dois passer sur LAUTRÉAMONT, prodigieux poète en prose qui n’a pas écrit de « petits poèmes en prose », mais cette épopée, ce roman fleuve poétique : Les Chants de Maldoror, dont l’inspiration est aussi anarchique que celle de RIMBAUD, pour arriver plus vite à MALLARMÉ. Extraordinaire ouvrier du langage « horrible travailleur » comme RIMBAUD, M. va repenser la syntaxe même, créer un langage purement poétique, construire durant toute sa vie une véritable métaphysique du langage. Nous savons par sa correspondance quelle admiration il éprouvait pour le Spleen de Paris et pour Gaspard de la Nuit. Quand René GHIL viendra lui lire ses premiers essais de poèmes en prose, il lui prêtera son propre exemplaire de Gaspard de la Nuit Ses premiers poèmes en prose, écrits vers 1863, sont très influencés par BAUDELAIRE. Peu à peu son langage s’épure, et ce travail d’alchimiste opiniâtre aboutira au Coup de dés où, de l’aveu même de MALLARMÉ, il essaie de faire La synthèse du vers libre et du poème en prose en utilisant une disposition typographique spéciale dans laquelle les « blancs » jouent un rôle important. Plutôt que de lire une page encore peu caractéristique de Divagations, voici une phrase, une seule phrase, mais quelle merveille ! du Nénuphar Blanc, écrit à VALVINS en 1885. Ce poème est trop long pour être dit en entier. M., et combien c’est regrettable !, n’a jamais pu se tenir dans les limites du « bref » poème en prose. J’emprunte à Madame Suzanne BERNARD l’explication de cette phrase de M. Plutôt que de débarquer pour saluer la dame qu’il venait voir (et dont il a, dissimulé dans sa yole, entendu le pas s’approcher), il repartira sans bruit, emportant avec lui le nénuphar blanc du rêve non cueilli.

Et nous voici en pleine mêlée parnassienne d’abord, puis symboliste. Qui n’écrit pas alors de poèmes en prose ?

Judith GAUTIER, Louis de LYVRON, le prolifique Catulle MENDÈS, Henri CAZALIS, VILLIERS de L’ISLE ADAM, dont certaines proses sont qualifiées par MALLARMÉ de « morceaux littéraires », HUYSMANS, Charles CROS qui annonce déjà JARRY, puis Gustave KAHN, le créateur du vers libre, paternité qui lui est contestée par Marie KRYSINSKA... Jules LAFORGUE, Th. de BANVILLE lui même (La Lanterne magique, 1883) qui, en 1872 avait nié l’existence du poème en prose, Léon BLOY, Jean RICHEPIN, Laurent TAILHADE, le groupe important des Belges : DESTRÉE, CHAINAYE, GOFFIN, MOCKEL, Ephraïm MICKHAEL, LEMONNIER, VERHAEREN ; le groupe du « Mercure » avec RACHILDE, Stuart MERRIL, VIÉLÉ-GRIFFIN, Henri de RÉGNIER, SAINT POL ROUX... Je cite en vrac et j’en passe ! Période de confusion d’ailleurs : le vers libre est né (1886) et croît parallèlement au poème en prose : on peut même dire qu’il est issu de l’éclatement du poème en prose plutôt que de celui du vers régulier ! Période de discussions passionnées dans toutes les revues : La Vogue, Le Symboliste, La Revue Wagnérienne, Le Décadent.

On assiste à des conversions et à des trahisons : des adversaires irréductibles du poème en prose se mettent soudain à en écrire (j’ai cité BANVILLE) ; des partisans du poème en prose, à l’inverse, déclarent soudain que c’est désormais un genre inutile et « passent » au vers libre ! D’ailleurs la plupart des poèmes en prose de cette époque sont écrits dans un style « artiste » précieux devenu insupportable aujourd’hui, habitués que nous sommes au scalpel de RIMBAUD. Ils adoptent les défauts de la mauvaise poésie en vers, surchargés qu’ils sont d’ornements et de symboles. Certains prennent l’apparence de chansons rimées dont on aurait mis les vers bout à bout (Paul FORT dans ses Ballades adopte ce procédé, et c’est pourquoi on ne peut dire qu’il ait écrit des « poèmes en prose », ce qui ne retire rien à son talent, bien sûr !), d’autres sont déjà des poèmes en versets comme en écrira plus tard CLAUDEL. Citons, parmi les meilleurs ouvriers en prose de cette époque Jules TELLIER, Pierre LOUŸS, Parnassien attardé, avec ses fameuses Chansons de Bilitis, auxquelles nous préférons de beaucoup les Mimes du délicieux auteur du Livre de Monelle, Marcel SCHWOB, d’un art moins fabriqué et plus discret : voici de cet auteur trop oublié

SISMÉ

Celle que tu vois ici desséchée se nommait Sismé, fille de Thratta. Elle connut d’abord les abeilles et les brebis, puis elle goûta le sel de la mer, enfin, un marchand la mena dans les maisons blanches de Syrie. Maintenant elle est serrée comme une statuette précieuse dans sa gaine de pierre. Compte les anneaux qui brillent à ses doigts : elle eut autant d’années. Regarde le bandeau qui étreint son front : là elle reçut timidement son premier baiser d’amour. Touche l’étoile de rubis pâle qui dort où furent ses seins : là repose une tête chère. Près de Sismé on a mis son miroir terni, ses osselets d’argent, et les grandes épingles d’électron qui traversaient ses cheveux ; car, au bout de vingt années (il y a vingt anneaux), elle fut couverte de trésors. Un riche suffète lui donna tout ce que les femmes désirent. Sismé ne l’oublie point, et ses petits ossements blancs ne repoussent pas les bijoux. Or le suffète lui construisit ce sépulcre orné pour protéger sa mort tendre, et l’entoura de vases à parfums et de lacrymatoires d’or. Sismé le remercie. Mais toi, si tu veux connaître le secret d’un cœur embaumé, desserre les phalangettes de cette main gauche ; tu y trouveras une simple petite bague de verre. Cette bague fut transparente ; elle est depuis des années fumeuse et obscure. Sismé l’aime. Tais-toi et comprends.

(Mimes)

En réaction contre le style « artiste », Jules RENARD écrit des proses, les Histoires Naturelles par exemple, caractérisées par leur horreur du lyrisme et un louable souci de sobriété, curieux mélange de poésie descriptive et concrète, gâté par un goût déplorable pour les plus navrants jeux de mots (le merle qui profère... son nom ! le chien de berger qui répond « il n’y a pas de mée » aux moutons !). Pourtant on trouve encore des traces de l’influence symboliste dans Connaissance de l’Est (1897-1900) qui contient des poèmes en prose d’un symbolisme très mallarméen, comme l’Heure jaune. Autre réaction contre les excès du poème en prose symboliste souvent très wagnérien, la naissance du poème « naturaliste », qui se place sous le signe de RIMBAUD et NIETZSCHE : Adolphe RETTÉ, SAINT-GEORGES de BOUHÉLIER, Francis JAMMES, André GIDE enfin, avec les Nourritures Terrestres, qui écrit en 1899 :

... peut être dans l’avenir les vrais poètes eux-mêmes n’écriront-ils plus nécessairement en vers, et le mot de poésie ne sera-t-il plus nécessairement synonyme de vers, quand celui de vers est si rarement en France synonyme de poésie...

et il souhaite

une langue, prose tant qu’on voudra, mais si belle, si souple, et nombreuse et rythmique enfin, si hardie, sensuelle et soucieuse d’émotion, que le plus poétique génie pourra s’y dire...

(lettre à Angèle, in Prétextes).

Autre virage important, l’apparition du RÊVE, amorcée par NODIER à la suite des Romantiques allemands : c’est JARRY, c’est FARGUE, c’est St POL-ROUX qui vont faire la liaison, jeter un pont entre le symbolisme et le surréalisme, grâce à une certaine forme d’humour, une certaine atmosphère onirique, pour L.P. FARGUE qui disait : La poésie, c’est le point où la prose décolle... un ruissellement d’images neuves.

Et nous voici arrivés au poème en prose du vingtième siècle, modelé par ce qu’APOLLINAIRE appelait « l’esprit nouveau », poésie de cataclysme, de révolte, d’anarchie, poésie qui ne se contente plus seulement du réel, mais suggère le sur-réel. Avant de l’aborder, faisons une place à cet extraordinaire Victor SEGALEN, dont les Stèles sont d’une inactualité volontaire, admirables poèmes en prose d’une densité de pierre, d’une pureté, d’une dureté de cristal. Voici :

MOMENT

Ce que je sais d’aujourd’hui, en hâte je l’impose à ta surface, pierre plane, étendue visible et présente :

Ce que je sens, — comme aux entrailles l’étreinte de la chute — je l’étaie sur ta peau, robe de soie fraîche et mouillée.

Sans autre pli, que la moire de tes veines : sans recul, hors l’écart de mes yeux pour te bien lire ; sans profondeur, hormis l’incluse nécessaire à tes creux.

Qu’ainsi, rejeté de moi ceci, que je sais d’aujourd’hui, si franc, si fécond et si clair, me toise et m’épaule à jamais sans défaillance.

J’en perdrai la valeur enfouie et le secret, mais ô toi, tu radieras, mémoire solide, dur moment pétrifié, gardienne haute.

De ceci... Quoi donc était-ce... Déjà délité, décomposé, déjà bu, cela fermente sourdement déjà dans mes limons insondables.

(Stèles).

Et tandis que le verset fait son chemin avec CLAUDEL, SUARÈS, St JOHN PERSE, MILOSZ, les poètes de l’Abbaye influencés par WHITMAN, le cubisme va apparaître, Max JACOB et Pierre REVERDY en tête.

La préface du Cornet à Dés du cher Max JACOB que quelques-uns ici ont comme moi bien connu, n’apporte pas grand chose de neuf et contient même des affirmations, des jugements assez discutables, mettons désinvoltes, mais par contre, quel tonneau des Danaïdes que ce petit livre contenant des trésors de fantaisie, d’émotion, d’ironie, des boutades, des ballades, des mots d’esprit, des notes amusantes, des rêves de toutes sortes, parfois prémonitoires (arrestation par la Gestapo), des pastiches de romans populaires, de style noble ou distingué, des calembours, que sais-je encore ! C’est un éblouissant feu d’artifice qui faisait dire à Max : « On m’a pillé, on m’a volé », et, parmi ces voleurs, il citait notamment les surréalistes... et Victor HUGO ! Il faudrait donner un assortiment de tout cela... Écoutez simplement :

AUX PÈLERINS D’EMMAÜS

Je ne sais qui était là : c’était l’un de ces bistros où ma jeunesse s’est évanouie. Une table de marbre blanc et l’endroit où la traditionnelle glace atteignait le coin du mur avant de continuer. Je portais un pauvre chapeau rond et ma figure interrogeait l’œil malade du Seigneur (c’était lui ! Il ressemblait plutôt à Saint Jean-Baptiste, mais c’était bien lui). « Puisque vous êtes Dieu et que vous savez tout, dites-moi quand finira cette guerre ! » et j’ajoutais « ...et qui sera le vainqueur ». Vous le dirai-je pour que vous alliez faire le prophète dans les salons ? Il se tut. Le soir tombait. Il n’y avait pas de boisson sur la table.

(Le Cornet à Dés)

La poésie de Pierre REVERDY est plus stable et plus continûment grave. Il mêle sans cesse l’abstrait au concret. Il veut créer, selon sa propre expression, une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas capables de provoquer en l’homme. Les poèmes de REVERDY ne réclament pas notre compréhension, mais plutôt une sorte d’adhésion intérieure. Il veut nous rendre sensible, palpable, le mystère qui épaissit l’atmosphère autour de nous.

TOUT DORT

L’arbre du soir, l’abat-jour de la lampe et la clef du repos. Tout tremble quand la porte s’ouvre sans éveiller de bruit. Le rayon blanc traverse la fenêtre et inonde la table. Une main avance à travers l’ombre, le rayon, le papier sur la table. C’est pour prendre la lampe, l’arbre au cercle étendu, l’astre chaud qui s’évade. Un souffle emporte tout, éteint la lampe et pousse le rayon. Il n’y a plus rien devant les yeux que la nuit noire et le mur qui soutient la maison.

(Etoiles Peintes).

Nous voici au seuil du Dadaïsme de TZARA, du Surréalisme de BRETON. L’écriture automatique chère à ces derniers va se couler tout naturellement dans le moule du poème en prose. Parce qu’il était le plus pur, le plus grand poète du groupe, Paul ELUARD (avec RIMBAUD) a peut-être écrit les plus beaux poèmes en prose de notre temps. Je ne tente pas d’expliquer pourquoi. Jugez en :

Elle est — mais elle n’est qu’à minuit quand tous les oiseaux blancs ont refermé leurs ailes sur l’ignorance des ténèbres, quand la sœur de myriades de perles a caché ses deux mains dans sa chevelure morte, quand le triomphateur se plaît à sangloter, las de ses dévotions à la curiosité, mâle et brillante armure de luxure. Elle est si douce qu’elle a transformé mon cœur. J’avais peur des grandes ombres qui tissent les tapis du jeu et les toilettes, j’avais peur des contorsions du soleil le soir, des incassables branches qui purifient les fenêtres de tous les confessionnaux où des femmes endormies nous attendent.

O buste de mémoire, erreur de forme, lignes absentes ; flamme éteinte dans mes yeux clos, je suis devant ta grâce comme un enfant dans l’eau, comme un bouquet dans un grand bois. Nocturne, l’univers se meut dans la chaleur et les villes d’hier ont des gestes de rue plus délicats que l’aubépine, plus saisissants que l’heure. La terre au loin se brise en sourires immobiles, le ciel enveloppe la vie : un nouvel astre de l’amour se lève de partout — fini, il n’y a plus de preuves de la nuit.

(Capitale de la douleur)

Ayant traversé le surréalisme, le poème en prose a maintenant droit de cité. On ne le discute plus. Il est impossible d’énumérer tous les poètes contemporains qui se sont essayés à ce genre poétique et qui y ont souvent excellé, de COCTEAU à Julien GRACQ, en passant par Maurice BLANCHARD, Antonin ARTAUD, André SILVAIRE, Aimé CÉSAIRE, René CHAR, Marcel SAUVAGE. Avec Henri MICHAUX, nous sommes en plein fantastique, en plein onirisme :

BONHEUR

Parfois, tout d’un coup, sans cause visible, s’étend sur moi un grand frisson de bonheur.

Venant d’un centre de moi-même si intérieur que je l’ignorais, il met, quoique roulant à une vitesse extrême, il met un temps considérable à se développer jusqu’à mes extrémités.

Ce frisson est parfaitement pur. Si longuement qu’il chemine en moi, jamais il ne rencontre d’organe bas, ni d’ailleurs d’aucune sorte, ni ne rencontre non plus idées ni sensations ; tant est absolue son intimité.

Et Lui et moi sommes parfaitement seuls.

Peut-être bien, me parcourant dans toutes mes parties, demande-t-il au passage à celles ci : « Eh bien ? Ça va ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ici ? C’est possible, et qu’il les réconforte à sa façon. Mais je ne suis pas mis au courant. »

Je voudrais aussi crier mon bonheur, mais quoi dire ? Cela est si strictement personnel.

Bientôt la jouissance est trop forte. Sans que je m’en rende compte, en quelques secondes, cela est devenu une souffrance atroce, un assassinat.

La paralysie ! me dis-je.

Je fais vite quelques mouvements, je m’asperge de beaucoup d’eau ou plus simplement, je me couche sur le ventre et cela passe.

(La nuit remue)

Avec Marcel BÉALU dont les Mémoires de l’Ombre viennent d’être réédités, on oscille aussi du rêve oppressant et cruel à une réalité parfois grimaçante. Ses poèmes sont presque toujours de petites histoires pleines d’un humour noir à la KAFKA, écrites avec les mots les plus quotidiens.

D’autres poètes dans leur prose, tentent de recréer la réalité, ils prennent « le parti pris des choses », selon l’expression de l’un d’eux, Francis PONGE. Le poème, dit ce dernier, ne doit jamais nous proposer une pensée mais un objet, c’est-à-dire que, même à la pensée, il faut prendre figure d’objet. Jean FOLLAIN, « grand rêveur d’objets », est de cette famille et il essaie en plus de faire graviter cet objet dans le temps, ou plutôt au croisement des temps avec un art qui n’appartient qu’à lui, fait d’une subtile exactitude, d’une extraordinaire puissance de suggestion, d’un grand amour du détail, d’un minimum d’effet oratoire :

Il arrive que la vaisselle tombe des mains des femmes. C’est dans un estaminet à plafond bas. La servante pousse un cri. Les meubles n’ont pas un craquement. Le plat s’écrase à terre montrant sa cassure sombre. Pourquoi alors avoir le sentiment que le monde est merveille ? Est-ce parce que la servante est belle, ou belle simplement dans son galbe et sa jambe ? Elle se courbe vers la faïence brisée. Son chignon ne se dénoue pas. Les hommes qui parlent dans la rue et qui projettent leurs ombres n’ont rien vu. La distillation du rouge des géraniums s’opère avec une lancinante douceur, une indifférence à la guerre ou à la paix. La servante en est à ramasser les plus minuscules éclats de l’objet brisé et ses grands yeux vivent intensément.

(Tout instant)

C’est par Marie-Jeanne DURRY que je veux terminer ce rapide panorama du poème en prose de ses origines à nos jours. Dans son recueil Soleils de sable, écrit dans une langue pure et classique, elle n’a eu d’autre ambition que de nous faire pénétrer dans le monde de ses rêves. Elle l’a fait avec infiniment de discrétion, une brièveté, une finesse de touche et un tact exemplaires. Voici deux brefs poèmes de celle qui a tant contribué à faire entrer la poésie moderne à la Sorbonne :

Tu bougeais mon enfant secret. Te retournais-tu au fond de moi. Ta main naissante m’effleurait. Muette dans l’ombre, j’épiais ton souffle à venir. Jamais je n’oublierai ta caresse si légère, au plus obscur du sang, au plus nocturne de l’amour. Tu te rendormais, et je ne savais plus si j’étais vivante. Mais tout à coup le plumage enfoui frissonnait de nouveau, et la noirceur autour de moi était d’une telle transparence que j’aurais pu voler.

Dans une fuite heureuse les mots s’échappaient de toi. Le poème que tu n’écriras pas, la secrète source du poème ouvert sur la mer où seule je glisse parmi la solitude des souvenirs, coulait intarissable, eau de l’âme, secrets changeants, passés défaits. Les vagues, les feuilles, les anciennes amours, tremblaient dans la chambre. Mon sommeil t’écoutait à travers toi. Je t’entendais, prisonnier sous mes paupières.
(Soleils de sable)

Que de noms ne devrais-je pas encore citer ! Mais il est temps de définir le poème en prose. Il me semble que « le petit poème en prose » moderne doit présenter les trois caractères suivants :

1° Il doit d’abord être un tout organique, une cristallisation, un morceau de prose autonome. On ne peut donc considérer comme un poème en prose un extrait d’un morceau de prose ordinaire, fût- il poétique. L’agrandissement d’un détail n’est pas un tableau. Ces poèmes en prose involontaires doivent être éliminés d’une anthologie et Maurice CHAPELAN a eu tort de mettre dans son anthologie des extraits de LAMENNAIS, RENAN, BLOY, etc., comme j’ai eu tort de mettre dans le tome 2 de Poésie Vivante, un long texte de Julien GRACQ qui est de la prose poétique, mais non un poème en prose.

2° Le deuxième caractère du poème en prose est la gratuité : il ne doit avoir aucune fin pas plus narrative que démonstrative. Il ne doit être ni une anecdote, ni un conte, ni une histoire, ni une fable, mais un poème seulement.

3° Enfin dernier caractère, la brièveté. Souvenez vous de ce que disait Edgar POE sur le « Poème court » – un long poème n’existe pas : « ce que l’on entend par long poème est une parfaite contradiction de termes » – et que reprenait BAUDELAIRE. Le poème en prose doit présenter une grande économie de moyens.

Ce qu’Edmond JALOUX, en 1942, résumait de la façon suivante : un morceau de prose suffisamment bref, uni et serré comme un bloc de cristal, et dans lequel se jouent cent reflets divers, une création libre n’ayant d’autre nécessité que le plaisir de l’auteur de construire, en dehors de toute détermination, une chose contractée, dont les suggestions soient infinies, à la façon d’un haïkaï japonais.

En somme, un poème en prose est avant tout un poème, et toutes les qualités que l’on exige du poème moderne : condensation, rapidité des images, sobriété doivent se trouver en lui. Il ne doit pas être prétexte à délayage, à éloquence, au contraire puisqu’il est né en réaction contre les méfaits du style poétique ancien.

Aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver dans un même recueil des poèmes en vers réguliers, en vers libres et des proses. Le poème moderne use de ces trois instruments suivant son inspiration de l’heure.

De plus en plus, la poésie en prose ou en vers est l’expression d’une angoisse. J’ai été frappé par cette constatation en sélectionnant les textes qui devaient être dits ce soir. De plus en plus on assiste à une interpénétration de la poésie et de la prose, de sorte que la boutade de PAULHAN qui propose de substituer à la définition de LITTRÉ :

Poème : Ouvrage en vers, harmonieux et plaisant, d’une certaine étendue

celle ci : « Ouvrage en prose, disharmonieux et désespéré, plutôt court »

pourrait presque servir de conclusion ce soir.

Je lui préfère toutefois la conclusion de Suzanne BERNARD :

Le poème en prose, genre de révolte et de liberté, est beaucoup plus qu’une simple tentative pour renouveler la forme poétique, une revendication de l’esprit, un aspect de la lutte toujours recommencée de l’homme contre son destin.

À ceux que la question que je n’ai fait qu’effleurer, du poème en prose intéresserait, je conseille les trois ouvrages suivants :

— L’anthologie du poème en prose de Maurice CHAPELAN paru chez JULLIARD et repris par GRASSET.

— Le tome 2 de Poésie vivante, par André SILVAIRE et moi-même, qui groupe trente poètes tous encore vivants (sauf un : le regretté Aloys BATAILLARD), (Ed. André SILVAIRE).

— Enfin la remarquable thèse de Doctorat de Madame Suzanne BERNARD : Le poème en prose de BAUDELAIRE jusqu’à nos jours, édité par la Librairie NIZET.

LOUIS GUILLAUME