Agenda : la dernière quinzaine

 

SGDL et PEN Club

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Poésie au monde

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« Louis Guillaume ou le rêve du réel »

Jeudi 13 décembre 2001

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Intervention de Paul Farellier :

Agenda : la dernière quinzaine

Poèmes lus par Michel de Maulne

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On touche presque à l’été : voilà bientôt six mois que, chaque matin, le poète, en s’éveillant, couvre de son écriture une page de son agenda. L’immense pari qu’il s’est imposé est sur le point d’être gagné. Mais, le sait-il ? « Qu’est-ce que cela vaut ? » écrira-t-il un mois et demi après avoir posé la dernière ligne de ce miraculeux journal de bord. Il semble, en effet, que seules la relecture puis la dactylographie de ces admirables poèmes auront, par la suite, achevé de les révéler pleinement au poète lui-même.

Mais, pour le moment, nous sommes encore à la mi-juin 1966, et il reste deux semaines pour que cette grande exploration, ce voyage au pôle des découvertes intimes, touche à son terme. Pourtant, la dernière quinzaine de l’agenda ne sera pas le reflet d’une navigation tranquille. La voix ne se réduira pas au murmure du petit temps. Bien au contraire, nombre de ces dernières pages, agitées d’un tempo irrégulier, précipiteront le poète vers un terme à la fois redouté et depuis longtemps mesuré du regard, et emporteront sa méditation. Une attention particulière doit donc être prêtée à ces derniers poèmes. Sur eux, ne devine-t-on pas, déjà, tout le poids d’une expérience spirituelle, dans son accumulation unique de tant d’aubes de poésie ?

Deux semaines : ce sont quatorze poèmes ; ils portent les numéros 174 à 187. Et il n’est certainement pas indifférent de constater, dès l’abord, que, sur ces quatorze pages, pas moins de quatre sont directement inspirées par la compagne du poète, dédicataire du livre - ceci, attesté par les annotations manuscrites de l’auteur -, alors que, toujours sur la foi de ses annotations, seules huit autres pages évoquent directement Marthoune dans tout le reste de l’ouvrage. Qui plus est, le regard posé sur la femme est aussi et d’abord le regard de la femme. C’est ce que nous dit l’incipit du poème 174, par lequel débute cette série des deux dernières semaines : Par le canal d’un regard/ Où l’azur est dilué... Autre fait remarquable, sans exemple dans le reste du livre : la séquence 174, 175 et 176 ; ce sont ici trois matins de suite qui s’éveillent dans l’image de Marthoune, l’image de « M. », comme la résume Louis. Ainsi devine-t-on que, si cette image s’impose avec une telle insistance, c’est par défi lancé au temps ou, comme le dit le poète, à ses jours trop rapides, c’est pour éternité contre mort.

Extraordinaire poème que le 174, issu du rêve par le canal d’un regard, véritable vécu de rêve et de surréalité. C’est bien ici que l’on peut valider les jugements de Jacques Buge dans son livre d’essais sur Louis Guillaume, publié chez André Silvaire : « Guillaume ne s’oppose aux surréalistes que sur les moyens à mettre en œuvre, mais en ce qui concerne les fins, il est un des leurs, le frère en poésie de Breton, Eluard ou Desnos (p. 151). Buge dit même ceci des poèmes d’Agenda : ...ils nous donnent une impression de surréalité qui nous convainc que Guillaume a bien atteint le fameux « point de l’esprit » où les contraires cessent d’être perçus contradictoirement, pressenti par Novalis et consciemment recherché par Breton et ses amis. Je n’hésite pas à dire que Guillaume est le plus authentiquement surréaliste de tous les poètes. » (p. 159).

Le poème, bouleversant de transparence, naît de la femme en son regard où l’azur est dilué. L’arbre, figure capitale chez Guillaume, voyage de regard-source en regard-réceptacle (tête déjà pleine/ De nuages), dans l’espace/ Que le rêve a préparé. Crinière de l’arbre ou chevelure de la femme, c’est le soir marié au matin, dans un intime instauré, dès la septième page d’Agenda, entre ces deux portes interchangeables de la nuit et du jour, où il peut même advenir que l’aurore annonce la nuit, que le jour se couche/ Au levant, que toutes les images se fondent pour le portrait de l’Unique :

Par le canal d’un regard
Où l’azur est dilué
Un arbre entre tout entier
Dans une tête déjà pleine
De nuages.
Avec sa libre crinière
Et ses affluents de vent
Il y occupe l’espace
Que le rêve a préparé.
Tout seul, le voici forêt.
Pour que l’hiver les dénude
Il brode à jour ses nervures,
Il habille de lumière
Ce que l’automne gaspille.
Un arbre se perd chaque soir
A l’ombre d’une chevelure
Et tous les matins se retrouve
Dans la clairière d’un miroir.

Non moins bouleversant, le poème 175, où l’image de « M. », à la fois instantanée et définitive, arrachée au temps, donne éternel congé non seulement à l’absence et à la mort, mais tout aussi bien au vide qui les représente dans la pulsation de toute vie, à la pointe de chaque bourgeon, dans l’éventail/ Des sèves, dans les geysers/ Qui battent sous toute pulpe. L’image de « M. » ensemence un être absolu :

Parce que tu étais là,
L’absence avait permission
De patienter un instant
Encore, sûre de sa victoire.
Et qu’importait qu’elle eût déjà
Raison ! Les siècles devraient
Céder devant cette minute
Parce que tu étais là.
Le vide pouvait s’installer
Partout et la mort renaître
A la pointe de chaque bourgeon,
Je ne regardais ni l’éventail
Des sèves, ni les geysers
Qui battent sous toute pulpe.
Ton image arrachée au temps
S’incrustait dans l’écorce pleine
Où tu t’appuyais en passant.
Même après nous, tu serais là.

Affirmation de présence absolue, l’image de « M. » crée, dans la vision du poète, l’unique instant qui puisse transcender tout le réel. Cette page 175 gagne ainsi une altitude indépassable ; et c’est sans doute pourquoi le poème 176, lui aussi rempli de l’image de « M. » (vision bréhatine : M. sur un rocher du Gouaréva, selon l’annotation manuscrite), retourne s’immerger dans la fluidité irrépressible d’un temps, ressenti dans ses contradictions et sa relativité, et qui fait boucle entre le premier vers (Lenteur des jours) et le dernier (Avec les jours trop rapides) :

Lenteur des jours
Parce que tu es loin.
Le vent ne sait plus
Parler que de la terre
Aux branches opaques. La sève
Ne descend plus que vers la nuit.
Pourtant le souvenir reste
Entre granit et nuages
D’une chevelure de soleil.
Plus rien que la pierre
Qui s’écoule en sable,
Plus rien que la pluie
Pour meubler le ciel.
L’absence aux rameaux de cristal
S’installe dans le golfe d’ombre
Où les îles pensent ton retour
Toutes prêtes à s’envoler
Avec les jours trop rapides.

L’image de « M. » reste ici plus lointaine, plus disputée, par le souvenir, à une absence puissamment installée dans le golfe d’ombre. Peut-on compter au moins, pour son retour dans le paysage, sur le rêve aléatoire et frêle des îles ? La fin du poème, comme si le temps la prenait de vitesse, marque l’incertitude. Nous sommes loin, maintenant, du « Même après nous tu serais là » du poème précédent.

La quatrième de ces pages éblouies par l’image de « M. » vient un peu plus loin, détachée des trois premières. C’est le poème 182, image un peu plus décalée que les précédentes, peut-être pour cette raison déjà qu’elle est image d’image : l’annotation manuscrite nous apprend en effet que l’inspire la photographie de « M. » posée sur le bureau de Louis, photographie déjà entrevue dans un autre poème de l’agenda (le n° 98). Or, cette photo est un voyage, un glissement onirique, un rêve qui métamorphose (ce verbe figure dans le poème : il en est peut-être la charnière de sens). Dans le jour, l’image est sourire sans parole, halo de silence prolongeant la lumière du passé. Mais par la nuit, s’opère la métamorphose du visage en une parole où se recueille Un peu d’or soudain retrouvé ; parole à son tour désertée par Le sourire et le regard, et qui, selon ce mouvement du poème en boucle, si familier à Louis Guillaume, retourne au silence de l’origine, où Elle n’est plus que le murmure/ De son absence :

Rien qu’un sourire. La parole
Manque. Ses cheveux
Font un halo de silence.
Elle est chaque jour ce qui dure
De la lumière du passé.
Mais la nuit la métamorphose
En une invisible voix
Seule connue, dont tous les mots
Sont des visages qui ne voient.
Elle parle. Elle dit à l’ombre
La peine des mains séparées
Dans deux rêves parallèles
Puis dépose dans leurs paumes
Un peu d’or soudain retrouvé.
Toute parole, il lui manque
Le sourire et le regard.
Elle n’est plus que le murmure
De son absence.

On est frappé de la persistance idéale de ce regard, de ce visage aimé dans l’œuvre de Louis Guillaume : il n’est que de rappeler, par exemple, le visage nocturne, marin et fascinateur apparaissant dans l’ancre de lumière, un des poèmes de La Nuit parle (1961), ou encore le poème Ce visage..., dans Noir comme la mer (1951), dont il est troublant de rapprocher la lecture de celle des extraits d’Agenda :

Ce visage dans la brume,
ce regard qui se dérobe
pour retourner à la nuit,
cette bouche du matin
toute modelée de rêves
telle un arc encor vibrant
de discours inentendus,
ce visage fugitif
qui flotte entre deux sommeils,
je le promène avec moi
dans les ruelles humaines :
il est l’astre aux rayons noirs,
il est mon soleil d’ébène,
mon unique vérité
quand je cherche ceux qui m’aiment
et que je me perds moi-même
sous tous les masques du jour.

L’image du visage, ainsi répercutée dans tous les ordres de l’universel, c’est bien elle que Louis Guillaume va retrouver dans les derniers matins d’Agenda, celle qu’il nomme, au poème 180, le Grand visage :

Grand visage qui se dessine
Sur la terre des forêts,
Des tourbières, des racines.
Visage aux multiples lèvres
Silencieuses comme les blessures
De l’écorce, aux mots dépassant
A peine la rumeur du sang.
Visage semblable à celui
Jamais vu, pourtant reconnu,
Que l’on rencontre dans un rêve.
Visage fait de tous sourires
Dilués dans l’air et la glaise
Et dont s’effrite l’apparence
Dès qu’émerge un souvenir.
Qu’un oiseau meure loin des îles
Et ce visage qui s’efface
N’est plus qu’un regard sans repères
Dans le désert toujours naissant.

Grand visage évanescent qui revient donc, comme suscité et convoyé par quatre images différentes de « M. », et qui, à son tour, régénère plusieurs des thèmes de Louis Guillaume : l’enfance, la puissance du rêve, le temps, la présence/absence, le passage... Ils avaient longtemps contrepointé l’ensemble du livre sous la tonalité prédominante de la mort ; ils se pressent maintenant, en une véritable strette verbale, vers le terme de cet agenda. Ce ne sont pas ces nuées de mots que le poète dénonce au poème 185 comme discours inutiles, mais des images qui s’entrechoquent, parmi les plus énigmatiques, mais aussi les plus révélatrices de l’œuvre et de ses grands pouvoirs. Ainsi, dans une incise du poème 177, le poète, figuré sous les traits d’un mendiant, constate que son enfance/ Se cache bien au fond de lui/ Sous des îles et des voiles ; dans le poème 179, le cheval des rêves se perd dans les étoiles, cheval de lait/ Devant les écuries du vent ; aussi la fin de ce poème nous prévient-elle qu’on n’est encore qu’A mi-chemin de la mort. Et c’est là peut-être une « clé » : sans la mort, il n’y a que l’inachevable. Impossible d’aborder, nous dit le poème 181, Quand toute vie est en suspens/ Comme un écureuil endormi. Là le poète se serait finalement compris comme Un enfant [qui] rêve, et à qui reste promise la couronne du destin : Et la mort n’est pas arrivée/ Pour faire de lui un homme. Cette mort, qui aimante nombre des poèmes d’Agenda, fait maintenant précipiter la course du temps, comme, par exemple, dans le saisissant poème 184 :

Pas le temps de saisir la main
Tendue sur une autre rive
Tant le courant est rapide,
Tant la terre est immobile.
Pas même le temps de courir
Après son propre désir.
Vous ne savez où vous entraîne
Cette impitoyable vitesse.
Et si ce n’était nulle part,
Si nul ennemi, nul juge
Ne commandait le départ ?
Pas le temps de regarder
En arrière. Il est trop tard.
Celui qui vous poursuivait
Ne sait pas qu’il vous dépasse
Et vous ignorez que vous n’êtes
Tous deux qu’un même passager
Depuis longtemps débarqué.

La veille, dans le poème 183, Louis Guillaume s’était déjà interrogé sur le sens et presque, pourrait-on dire, sur la « consistance » de notre passage dans l’emportement impitoyable du temps. Les images - maritimes - impressionnent par leur simplicité si vraie :

Et de cette longue course
Que restera-t-il ? Pas même
Un peu de sable au fond des rides
Qui servirait de souvenir.
L’eau pressée de la ravine
Entraîne tout vers la mer.
Le sel, feu de la neige,
S’évapore sur la roche
Déserte. Que reste-t-il
Sinon cette tache blême
Sur une rétine aveugle
Ou dans le creux d’une cupule
De granit. Blanc sur noir,
Jour sur nuit. Le pinceau de lumière
Sur la coque de l’horizon
Toujours disponible
Passe, tendu vers l’inutile
Richesse de tous départs.

Sur la vanité du passage, vers l’inutile/ Richesse, il reste le regard, ce pinceau de lumière. Et cette lumière, n’est-ce pas une parole, n’est-ce pas le « dire » du poète ? Dis encore ce que tu sais, commande le magnifique poème 178, l’un des plus émouvants de toute l’œuvre, auquel nous ne pouvons nous empêcher de faire répondre, en écho assombri, ces vers d’un autre grand poète, Philippe Jaccottet (poème liminaire de A la lumière d’hiver, écrit vers la même époque) : Dis encore cela patiemment, plus patiemment/ ou avec fureur, mais dis encore,/ en défi aux bourreaux, dis cela, essaie,/ sous l’étrivière du temps.

Dis encore ce que tu sais
Avec un peu plus de silence
Accumulé. Clame-le
A bouche fermée, afin
Que tous ceux qui le couvent
Comme toi te reconnaissent.
Tiens ta place dans ce chœur
Désert où le bruit fermente,
Attentif et seul. Ecoute :
L’hirondelle poursuit son ombre
Sur les toits à petits cris.
L’été ne sait pas encore
Le solstice près d’éclater.
Nul n’entend soupirer la neige
Sous le bâillon du soleil.
La ville a la gorge remplie
De pierres. L’odeur des foins
Est un arpège. Tends l’oreille.

Sur le point de terminer ce livre, Louis Guillaume a-t-il voulu lancer sur son ouvrage un regard rétrospectif ? C’est avec ce regard, en tout cas, que nous croyons pouvoir lire l’avant-dernier poème, le 186 ; là se voient toutes ces pages de six mois, toutes ces pages des aubes révolues qui émergent du rêve et de la nuit : Bulles de vie,/ Collier de vide passé/ Au cou du matin. Le poète, les feuilletant, est cet oiseau de l’aube,/ Cet homme qui parle seul/ Eveillé près d’un marécage. Et les deux derniers vers viennent évoquer sobrement l’exercice spirituel que furent et demeurent ces matins d’Agenda - ponctualité, régularité, fidélité dans l’orientation d’une vie sur sa mort : Tous les jours, le drap soulevé,/ Un mot à dire - jusqu’à quand ?

Vient enfin ce que le poète décrit lui-même, dans ses annotations, comme « conclusion résignée ». Ce poème 187 et dernier dépasse pourtant l’excessive modestie de cette appréciation un peu réductrice qu’en donne l’auteur. Et ce n’est pas tant de « résignation » qu’il s’agit, avec ce que ce mot peut au fond receler d’amertume, de regrets et de violence tournée sur soi. Louis Guillaume dit lui-même d’ailleurs le mot juste, qui est le premier du poème : « sage ». Mais la sagesse ici à l’œuvre, c’est celle du poète, isolé parmi les hommes, Sage parmi les fous, sage parce que « voyant » comme chez Rimbaud, alors que les autres ont eu en partage la folie de vivre sans voir. Mais aussi Déraisonnable sage, à un double titre, cet homme qui, d’une part, court-circuite la raison par le rêve et, d’autre part, assume, avec la poésie, un insondable risque mental. Et pourtant, cet homme qui juge les autres est aussi Un homme pareil aux autres. C’est la mort, en définitive, ce pôle magnétique d’Agenda, qui seule restaure le recueillement et justifie l’expérience spirituelle. Comme chez Valéry, la pensée de la mort ramène au vivre immédiat. Mais Guillaume se situe très loin du « Il faut tenter de vivre », plus loin encore de « La vague en poudre [qui] ose jaillir des rocs ». Chez lui, Le désert se fait lac./ L’eau de la mort aplanit/ Jusqu’aux îles. Et elle procure cette sombre faveur : Accepter de vivre.

Sage parmi les fous,
Déraisonnable sage,
Grain de sable
Reniant la marée,
Un homme juge les autres,
Un homme pareil aux autres.
Une graine atterrit
Dans le désert et fait surgir
Le rêve d’une oasis.
Une autre, tombée en plein champ,
Devient herbe
A sarcler. La prairie brûle.
Le désert se fait lac.
L’eau de la mort aplanit
Jusqu’aux îles.
Privé même de l’exil,
Il faut manger et dormir,
Accepter de vivre.

© Les neuf poèmes 174, 175, 176, 178, 180, 182, 183, 184 et 187 sont extraits d’Agenda, 3ème édition, L’Arbre àparoles, 1996 (précédentes éditions : Subervie, 1970 ; José Corti, 1988). Le poème "Ce visage..." est extrait de Noir comme la mer, 2ème édition, L’Arbre àparoles, 2002 (précédente édition : Librairie Les Lettres, 1951, premier des prix Max Jacob)et figure également dans Poèmes choisis, Rougerie, 1977.